La dame rouge

LA DAME ROUGE

Première nouvelle que j’ai écrite, juste après avoir achevé mon roman « Le Manoir des Immortels ». Il s’agit d’une sorte de cross-over sur le personnage de Elizabeth, la vampire qui a créé Corwin.

 

 

Mon voyage de prospection en Ecosse touchait à sa fin. J’avais déjà visité une douzaine de châteaux forts, tous plus rustiques et emplis de courants d’air les uns que les autres.

J’avais joint pour l’occasion, un petit groupe de touristes. Il n’était composé que de six personnes, ce n’était pas la saison idéale pour les découvertes de château. En ce mois d’octobre venteux, les braves gens préféraient rester sagement au coin de leur feu, leur chien allongé à leur coté.

Malgré le temps maussade et une bière à la saveur plus que particulière, j’avais su trouver un certain charme à cette petite expédition. Les paysages étaient magnifiques, vallonnés et embrumés d’histoires mystérieuses à chaque tournant de ruelle. J’en oubliais presque mon travail.

Ce denier château, accroché à une falaise, surplombant la mer de plusieurs mètres, m’intéressait tout particulièrement. Certes, il possédait une magnifique tour fortifiée datant du XVIIIème et une roseraie qui n’avait rien à envier à celle de Sa Très Gracieuse Majesté mais mon intérêt était ailleurs.

La légende racontait que ce bâtiment était hanté par une mystérieuse dame rouge. Ce qualificatif lui avait été donné car elle arborait, lors de ces apparitions dans les couloirs ombragés de la bâtisse, une longue robe couleur cramoisie.

Une sorcière, non, en vérité, il s’agissait plutôt d’un fantôme. Un esprit hantant ces lieux, partageant son désespoir et sa recherche du repos de son âme avec les mortels. Emmurée vivante par son père dans ce sinistre château, elle était morte de soif et de faim, il y avait de cela bien longtemps.

Les villageois prétendaient que la nuit on l’entendait déambuler dans le château, cherchant une impossible vengeance. Peu avait eu la chance de l’apercevoir, tenant une chouette au bout de sa main, le regard vide, tourné vers un passé à jamais perdu. Si elle était vêtue de rouge, le bonheur vous attendait. Mais, si sa robe était noire, votre trépas serait pour l’année.

Le château appartenait à la même famille depuis des générations et semblait fort bien s’accommoder de la présence de cette ancêtre pour le moins coquette.

J’avais obtenu le privilège de pouvoir passer une nuit en ces lieux, prétextant un désir d’écriture sur les vieilles traditions écossaises.

Ma femme, Mina, savait que j’étais parti pour le nord pour assurer mon travail de clerc de notaire, mais elle ignorait que ma route faisait étape en ce lieu célèbre.

La visite formelle du château avait été rapide. Notre guide, le vénérable garde chasse du domaine, parlait à merveille des particularités de l’architecture de la demeure de ses maîtres. Mais nul mot sur la dame rouge.

J’attendais avec impatience de quitter mes compagnons de voyage pour pouvoir m’installer plus confortablement dans la chambre qui m’était réservée. Le soir, un souper en compagnie des membres de la famille Mortemer m’attendait.

Ces gens savaient recevoir et avaient préparé un festin de prince. Les Mortemer avaient trois enfants, tous aussi blonds que les blés alors que leur père, un patriarche trônant fièrement au centre de la table et imposant le respect par sa barbe grisonnante, arborait une profonde chevelure écarlate. Pour une raison que j’ignorais, la maîtresse de maison était absente.

Vint l’heure où les enfants partirent se coucher et où je me retrouvais en tête-à-tête, en train de fumer un excellent cigare importé des colonies, en compagnie de ce chef de famille, si magistral et transpirant la tradition écossaise.

– Ainsi donc, vous êtes en réalité notaire. Voilà qui me rassure sur votre honorabilité, monsieur. Non pas que je m’inquiétais, mais ma femme était assez réticente à l’idée d’accueillir un voyageur.

– En effet, monsieur, mais je ne suis qu’un simple clerc. Mon maître m’envoit prospecter des demeures dans la région.

L’homme toussa d’un ton grave en aspirant la fumée de son cigare.

– Et vos clients londoniens sont-ils si demandeur d’acquérir une demeure dans cette région ?

– C’est pour le moment, quelque chose de très prisé parmi notre clientèle.

Monsieur de Mortemer se tourna vers un des tableaux trônant au-dessus de la cheminée.

– Espérons juste que ces anglais ne dénaturent pas notre paysage. Quoi qu’ils fassent, ils n’auront jamais la bravoure et le courage qu’apporte le sang écossais.

Je laissais à mon tour glisser mon regard vers les portraits de famille. Mon attention fut aussitôt attirée par le tableau d’une jeune femme aux boucles brunes et aux profonds yeux noirs. Une robe pourpre mettait son teint d’opaline en évidence.

– Pardonnez mon indiscrétion, mais sont-ce là des membres de votre famille ?

Le patriarche suivit mon regard. J’en profitais pour l’observer discrètement et je vit qu’un coin de sa bouche se crispait en un tic nerveux.

– Vous avez devant nous, cher monsieur Harker, la célèbre Dame Rouge !

Je le regardais, feignant la surprise.

– Cette charmante personne serait le fantôme dont toute la région parle ? C’est impossible !

– Et pour quelles raisons, monsieur ? Les femmes belles sont souvent cruelles, vous n’êtes pas sans le savoir ?

– J’ai simplement du mal à croire qu’elle effraye à ce point les visiteurs.

De Mortemer me regarda plus intensément, toute lueur d’humour ayant quitté son visage.

– Ainsi donc, vous êtes venu passer la nuit dans ce château en sachant pertinemment ce qui vous y attendait. Vous ne manquez pas de cran !

– J’ai déjà eu l’occasion de voyager en Europe de l’Est pour régler des affaires notariales avec un prestigieux client. En Transylvanie, j’ai vu des choses que je pensais relever tout simplement des pires cauchemars de l’humanité.

Je me rendis compte qu’inconsciemment mes doigts s’étaient mis à manipuler le col de ma chemise dans un geste nerveux. Mon hôte m’observait toujours de son regard acéré.

– Elisabeth de Mortemer, tel était son nom. Elle vécut au 17èeme siècle et mourut à l’âge de 19 ans, emmurée vivante dans l’abbaye.

– Quelle abomination !

Mes yeux se reportèrent sur le tableau de la jeune femme. Etait-elle déjà consciente du terrible sort qui l’attendait quand elle avait pris la pose pour le peintre ?

– En fait d’abomination, monsieur Harker, c’était surtout elle qui en était une.

– Je vous demande pardon ?

– Elisabeth de Mortemer était une criminelle. Mais avant cela, c’était déjà une femme de petite vertu. Elle aimait la compagnie des jeunes hommes et les invitait volontiers à partager sa couche pour la nuit. Son père était furieux de ses agissements, mais comme elle était son unique héritière, son épouse étant décédée prématurément, il fermait les yeux sur ce déshonneur.

– Est-ce pour cette raison qu’il l’a emmurée vivante ?

Mon compagnon s’appuya lourdement sur son siège, le regard perdu dans le vague.

– Non, non, il y a autre chose. D’abord, il y eut des disparitions. Certains des jeunes hommes invités par la fougueuse Elisabeth disparaissaient mystérieusement pour ne jamais réapparaître. Des rumeurs commencèrent à se propager dans le village. Jusqu’au jour, où, fou de rage en entendant les bruits d’ébats torrides auxquels s’adonnait sa fille, le chef de famille entra violemment dans sa chambre et la découvrit en train de boire le sang de ses victimes.

– Comment une telle chose est-elle possible, demandai-je.

– Le père d’Elisabeth n’y trouva qu’une seule explication. Le démon s’était emparé de son unique enfant. Fou de rage et poussé par un profond désir de contrer le Diable dans son œuvre, il appela ses hommes pour l’aider à faire emmurer sa fille vivante dans une des colonnes de l’abbaye.

De Mortemer se tut un instant, attendant visiblement une réaction de ma part.

– Voilà donc pourquoi le fantôme d’Elisabeth erre dans ce château ? En plus de sa mort violente, son âme de meurtrière ne peut certainement pas trouver le repos. Elle erre inlassablement entre deux mondes…

– Pour un homme de loi, vous m’étonnez, monsieur.

– Mon séjour en Transylvanie m’a ouvert l’esprit sur des choses…pour le moins spéciales.

Le maître de maison me regarda une fois de plus intensément avant de se lever et de prendre congé de moi.

– J’espère que mes histoires écossaises ne vous empêcheront pas de trouver le sommeil, monsieur Harker.

Ma chambre était cosy mais confortable. Une haute fenêtre donnait sur un vaste paysage d’ombres et de pierres. Je m’assis au boudoir pour écrire une courte lettre à ma bien-aimée Mina, lui assurant une fois de plus que mon voyage se déroulait bien et que je serais bientôt de retour à Londres.

J’aspirais à rejoindre mon lit et m’endormit rapidement, l’esprit empli de visions de fantôme en robe cramoisi.

Un bruit dans la nuit me réveilla, un bruissement d’étoffes, la cadence de pas sur le plancher. Ouvrant difficilement les yeux, au cœur des ténèbres, je sentis une main fine se glisser le long de ma nuque. Des doigts froids me caressaient la courbe de la jugulaire. Je soupirai d’aise devant ce contact si entêtant, me demandant encore si je rêvais ou non.

Mes yeux s’habituèrent peu à peu à l’obscurité. Devant moi, assise à mes cotés sur mon lit, se tenait une magnifique jeune femme brune aux yeux d’un noir profond.

– Elisabeth, murmurai-je

– Je vous en prie, appelez-moi Babette, monsieur Harker.

– Comment…

Mais la charmante jeune femme venait de poser un de ces doigts sur mes lèvres pour les clore.

– Je sens sur vous la marque d’une autre.

– Je…je suis marié et…

– Ce n’est pas de cela que je parle.

Instantanément, je compris que je venais de trouver ce que je cherchais depuis si longtemps dans ces châteaux écossais. La femme devant moi était d’une beauté impressionnante, envoûtante, mais je remarquais tous les traits caractéristiques qui trahissait en elle le simple cadavre qu’elle était.

– En effet, dis-je, soudain gêné par mes propres propos, une femme m’a mordu et a bu mon sang, il y a quelques mois.

Elisabeth me fit pivoter la tête et lova sa bouche contre ma nuque. Je sentis le contact de ses lèvres généreuses mais glacées sur ma peau, puis sa langue se darda pour venir lécher l’endroit exact de mes anciennes cicatrices. Ce contact froid et humide provoqua en moi des frissons d’extases, des ondes de plaisir remontèrent le long de ma colonne vertébrale, ramenant en moi les souvenirs d’extases d’antan. La jeune femme se releva, une mèche de cheveux devant les yeux.

– Il y en a eu plusieurs, chuchota-t-elle comme un secret.

– Elles étaient trois…

– Mais il y avait aussi un homme. Quelqu’un qui ne m’est pas inconnu.

Evoqué le nom de ce monstre m’était impossible, le simple fait d’imaginer à nouveau son visage semblait faire vaciller ma raison. Elisabeth glissa sa main sous ma chemise de nuit, venant titiller les quelques poils de ma poitrine. Elle remonta lentement le long de mon corps, semblant laisser une longue traînée froide et brûlante derrière elle.

Dans un sourire, la vampire demanda :

– Vous ont-elles mordu…ailleurs, monsieur Harker ?

– Jonathan….Oui, dis-je dans un souffle.

– Dans ce cas, Jonathan, nous allons nous amuser.

D’un geste trop rapide, mes draps disparurent ainsi que ma tenue de nuit. Je me retrouvais entièrement nu devant la jeune femme savamment habillée de rouge. Devant cette sublime vision, le désir ne faisait que monter dans mon corps.

Elisabeth s’assit à califourchon sur moi et commença à faire glisser lentement ses mains sur chaque partie de mon corps, les faisant palpiter sous la caresse de sa peau froide et douce, me faisant frémir et frissonner de plaisir, à chaque fois de manière plus intense. Je ne pouvais détacher mon regard de ses yeux rieurs et de son sourire taquin aux lèvres si prometteuses.

Arrivée à hauteur de mon poignet, elle le prit de ses deux mains, le porta à ses lèvres pour enfoncer ses longues dents blanches dans ma chair. Toute ma raison bascula, mon esprit vacilla, emporté par le plaisir. Mon corps, enfin comblé de son désir de retrouver ces sensations ténébreuses se libéra de sa torpeur.

Mon amante d’un soir poursuivit sa recherche, faisant de même avec tous les autres endroits où des créatures de la nuit avait déjà laissés leur marque. Débusquant avec une lenteur hypnotisante toutes mes anciennes cicatrices jusqu’au recoin les plus intimes.

Alangui, je restais docilement allongé sur ma couche, regardant le plafond et sentant ma maîtresse immortelle se promener le long de mon corps, planter ses dents, goutter mon sang, faire bouillir mon désir à l’aide de son corps froid comme la mort.

Finalement, son visage réapparut dans mon champ de vision. Sa bouche ensanglantée se posa sur mes lèvres pour un long baiser profond et langoureux. Sa langue avait le goût du sang, le goût rouge de la passion, le goût de la mort. Mon corps se cambrait devant l’intensité de mon désir. Elisabeth resserrait l’étreinte de ses cuisses contre mon corps et, dans un dernier élan, me mordit puissamment la nuque.

Il me semblait que je flottais entre deux eaux, comme revenu un instant dans le passé, dans l’extase que j’avais connue entre les bras de ces femmes inhumaines en Transylvanie. Ma conscience se perdit dans des limbes obscures et je m’évanouis dans un dernier sursaut de plaisir.

Le petit matin me trouva transi de froid sur mon lit, toutes mes couvertures abandonnées sur le sol. Grelottant, l’esprit embrumé, je luttais contre les vertiges qui m’assaillaient pour tenter de me lever. Les aventures de la nuit étaient profondément gravées dans ma mémoire et les marques de morsures sur ma peau trahissaient mes ébats avec Elisabeth.

Avec des gestes maladroits, je m’habillais, m’apprêtant à faire mes adieux à mes hôtes d’un soir, sachant que je devais à tout prix fuir ce lieu, sous peine de ne plus jamais vouloir le quitter.

Dans le couloir de l’entrée, je rencontrais une triste petite femme, son corps frêle était enroulé dans un épais châle. Elle s’avança rapidement vers moi.

– Ainsi donc, vous nous quittez déjà, monsieur.

Je supposais avoir devant moi la maîtresse des lieux en personne. Son regard s’attarda un instant sur le mien. Elle fronça les sourcils.

– Elle vous a rendu visite, à vous aussi.

Je la regardais, feignant de ne pas comprendre le sens ses paroles.

– Dans ce cas, vous faites bien de partir, ajouta-t-elle. Mon mari serait furieux et jaloux. Il n’aime pas la partager. Et puisqu’elle vous a laissé une deuxième chance, ne la gâcher pas.

– Je n’y manquerais pas, madame, dis-je maladroitement avant de prendre ma mallette en main et de me diriger sur le petit sentier qui menait au village voisin.

Du haut d’une petite colline, je me retournais une dernière fois vers la demeure des Mortemer. J’avais trouvé en ces lieux, tout ce que je désirais ardemment, la passion que je recherchais depuis tant d’années. Je fis un adieu muet et secret à la mystérieuse dame rouge qui m’avait fait renaître aux plaisirs de la vie et qui m’avait permis, une fois de plus, de goûter aux plaisirs envoûtants et défendus des ténèbres.

Poursuivant ma marche solitaire, ma main jouant inconsciemment avec le col droit de ma chemise, je songeais qu’il me faudrait, au plus vite, écrire une lettre à ma chère Mina pour lui annoncer que mon voyage d’affaires devait inévitablement se prolonger. Se prolonger le temps que les marques de morsures disparaissent….